lundi 8 janvier 2018

G. LE FÈVRE - Le bal noir de la rue Blomet



Un paravent sépare le bal du café. Lorsqu'on a franchi cette mince frontière, une voix vous arrête poliment : « Cinq francs pour le cavalier et quatre pour la danseuse ! »

Une grande salle rectangulaire peinte en vert, avec une scène pour les musiciens, un parquet pour les danseurs, une galerie pour les curieux. Neuf heures. Le piano cause avec la clarinette et le violoncelle allume son cigare au feu du banjo. Le marbre des tables est encore vierge. Accoudé à la rampe, un spectateur venu trop tôt somnole.

Mais c'est un bal qui ne ressemble pas à tous les bals.

Attendez.


Une femme entre, puis une autre, puis un couple. Et voici d'autres femmes, d'autres couples, encore d'autres. Manteaux corrects, chapeaux discrets, feutres et pardessus. En dix minutes, tout un public mat, rassemblé là, semble conspirer.

Le patron vient de donner un coup de pouce aux trois commutateurs. Flots de lumière. Et tous les visages s'éteignent. Question de peau. Les yeux seuls luisent, montés à rotule. Aussitôt les quatre musiciens magnifiquement encaustiqués répondent au signal. Deux grosses lèvres sucent le bec d'une clarinette, deux mains empoignent le sapin verni du violoncelle, dix doigts cendrés s'accrochent aux cheveux du banjo et deux paumes décolorées plaquent les premiers accords.

En avant !

Il faut regarder de haut, pour bien voir.

Beaucoup de bonnes extasiées, en jersey de soie et souliers clairs; un quartier-maître en vareuse tourne autour de sa manche barrée d'une double sardine d'or; un boxeur à nuque énorme, au front plat, sanglé dans un veston aubergine, fait face à une nourrice de la vieille époque, coiffée du madras avec fichu bariolé et jupe à plis; un clerc en jaquette bordée, ajuste ses lunettes d'écaille. Il y a aussi quelques étudiants cérémonieux, sombres, très sombres, et puis toute une humanité indéfinie.

En vingt minutes, la cohue.

Mais une cohue ordonnée, sage et pas vulgaire. La lumière du lustre, qui tombe à pic sur les fronts, fait luire les nez épanouis, avive la doublure des lèvres, hérisse les mâchoires de dents éclatantes. Elle s'amortit sur la housse crépue de tous ces jeunes crânes, solidement doublés d'astrakan.

Les femmes, vues de haut, animent ce parquet ténébreux de teintes étranges, rarement indiscrètes. Le bleu sur la gorge sombre, s'argente, a des reflets de cendre froide, le rouge s'humanise, le vert s'étiole. C'est à cause de la peau couleur de terre, qui mange les tons et place un peu partout ses touches de bitume. Pourtant un feutre vif broché de strass rutile, lance un appel criard, sauvage et bref. Avertissement. Le tableau change, ou bien on l'a mal vu.

Voici deux corps accrochés l'un à l'autre. L'homme, un géant, balance le torse et se dandine, les yeux baissés. La femme lui a posé les deux bras sur les épaules et laisse ses mains pendre. Ils dansent ainsi lourdement, sérieusement. Le clerc en jaquette sépare un couple de jeunes filles, tire l'une par le poignet, l'entraîne et rit en découvrant une formidable denture. Deux femelles qu'une étreinte noue se frôlent en cadence, puis se rejettent, l'oeil mauvais. Leurs flancs tressaillent, leur buste se cambre, leur croupe s'insurge. Un cavalier seul se disloque, genoux rentrés, pieds pivotants, coudes écartés. Le matelot a dégrafé sa vareuse et mâchonne un cigare en tressautant, comme un mannequin épileptique. Et tous virent, tournent, bouillonnent. De la galerie, en guirlande, des masques hypnotisés regardent.

Alcide et son plateau avancent. Ce vieux garçon de café traîne sans hâte ses souliers plats, gouverne avec son ventre, utilise les remous et aborde ses consommateurs par le travers, la cafetière fumante. Comme une bacchante cuivrée s'accroche à lui, le prend à la taille, l'invite à la valse, il dépose son plateau, plisse une paupière et tourne tout d'une pièce, la nuque raide, en soulevant les coins de son tablier. Son crâne chauve et sa vieille face couperosée promènent je ne sais quelle bonhomie tempérée au milieu de cette exaltation tropicale.

Mais l'heure se précipite, la chaleur monte, et l'odeur.

Alcide a disparu depuis longtemps, absorbé par toute cette chair noire. L'orchestre titube, recherche avec des contorsions farouches une mélodie rétive qui hurle, échappe aux secousses d'un rythme toujours plus saccadé. Et devant l'orchestre qu'il stimule, un récitant égaré, hirsute, étire sa bouche, défigure son masque projette sa mimique, semble traduire quelque frénésie secrète et collective qui fait osciller la salle entière entre la bestialité et l'extase.

Minuit. Le couvercle du piano s'est rabattu d'un claquement. Silence. Les danseurs se sont arrêtés. Ils épongent leur cou, leurs tempes, leurs oreilles. Le récitant s'est interrompu, la bouche ouverte, en retard d'une mesure. Une fille exaltée bondit sur la scène, s'agenouille devant l'homme-clarinette, supplie, réclame un charleston supplémentaire et deux sergents de la coloniale encore fascinés balancent un regard trouble.

Il faut dix secondes pour que l'ivresse se dissipe et que la réalité du lieu s'infiltre dans les paupières. Dix secondes pour que le boxeur regagne sa place, décroche son chapeau et sombre dans un pardessus rose; vingt secondes pour que le clerc de notaire discipline ses moites ondulations et retrouve son cache-col; une demi-minute pour que deux femmes que la haine fascine éteignent leur regard fauve.

Puis la salle se vide lentement sous l'oeil de l'agent. Tous ces visages noirs s'évanouissent dans la nuit noire, obéissants, disciplinés, respectueux. La rue les canalise, le froid les étouffe. Ils grelottent comme jadis sur le bateau approchant du golfe de Gascogne. La vie les reprend un à un, les isolera demain sur le trottoir, au bureau, dans la cuisine, à l'étude. Jusqu'au samedi suivant où, rassemblés de nouveau, intolérants et fétichistes, ils retrouveront la Martinique et la Guadeloupe dans un petit café de la rue Blomet.

Georges Le Fèvre - Le bal noir de la rue Blomet (Le Journal, 7 janvier 1928)
Source : Bibliothèque Nationale de France - Gallica

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